Le confinement est une expérience philosophique gigantesque
Entretien avec Roger-Pol Droit
30/03/2020 - Par Pierre Neveux
Le confinement qui nous est infligé nous donne une leçon d'humilité, nous incite à la remise en cause et nous rappelle notre fragilité. Mais ce repli sur soi ne doit pas nous couper des autres, de nos aînés, nous dit le philosophe. Nous devons entretenir le lien fondamental qui nous unit.
Dans le huis-clos que nous impose ces journées d’isolement, nous sommes confrontés à nous-même. Notre vie habituellement débordante d’activités se fige.
Saisissons ce moment, propose Roger-Pol Droit, pour réfléchir et repenser notre rapport à la vie quitte à plonger dans un ennui qui sera, au bout du compte, salutaire.
Roger-Pol Droit est philosophe, écrivain et journaliste. Chroniqueur pour le journal Le Monde dans la rubrique "Livres", il vient de publier Monsieur je ne vous aime point (Ed. Albin Michel). Ce roman retrace une histoire d’amitié manquée entre les deux grands penseurs que sont Voltaire et Rousseau.
Cette épidémie de Covid-19 nous amène à repenser notre mode de vie. En confinement, nous sommes placés dans une situation inédite de notre existence qui apparaît comme un grand saut dans l’inconnu. Qu’est-ce que cette nouvelle séquence dit de nous ?
Elle dit de nous que nous n’arrêtions pas de bouger d’abord dans nos têtes. Que nous n’arrêtions pas de nous divertir, de nous occuper à l’écran, avec des jeux vidéo, avec des séries. Mais je crois qu’avec ce bouleversement de la vie quotidienne, des déplacements, cela change aussi nos cartes mentales. Autrement dit, c’est une sorte d’expérience philosophique absolument gigantesque où notre vie quotidienne change. Mais cela nous oblige à réfléchir à des choses que, d’habitude, nous ne voulions pas voir : le hasard qui peut tout bouleverser, la vulnérabilité de nos vies et de nos corps, le rapport étrange que nous avons entre notre solitude dans le confinement et la solidarité. Tout ça aussi doit faire réfléchir. Il y a énormément de choses qui sont en train de bouger dans les têtes alors que nous ne bougeons plus dans la réalité.
Nos certitudes s’effondrent à mesure que progresse l’épidémie. Peut-on dire qu’hier, nous nous sentions invincibles et vivants tandis qu'aujourd’hui, nous sommes en sursis et nous en prenons conscience ?
S’il y a une première grande leçon qui se décline de "x" façons, c’est une leçon d‘humilité. Pas l’humilité au sens "Nous sommes humbles et nous devons vivre à ras de terre" mais l’humilité au sens où nous prenons une leçon de doute, de remise en cause. Il y a en ce moment beaucoup de gens qui nous expliquent ce qui se passe, qui savent exactement comment cela se passera demain.
Il me semble que nous sommes plutôt dans un "au jour le jour" où nous voyons que nous ne savons pas. Ou que nous ne savons plus. Nous avons du coup à réfléchir et à mettre entre parenthèses nos anciennes certitudes. C’est Nietzsche qui a cette phrase très belle : "Ce n’est pas le doute qui rend fou, c’est la certitude." Nous avions probablement beaucoup de folie à travers beaucoup trop de certitudes qui se révèlent fragiles. Et cette fragilité fait peur. Elle nous déstabilise. Mais elle est aussi une occasion de réflexion, de nouveau départ vers on ne sait pas encore exactement quoi.
Cette crise ne réveille-t-elle pas un sentiment que nous avions oublié : la peur ? Et une peur collective ?
Une peur qui est individuelle et collective. Je lisais l’autre jour Kierkegaard, Le concept d’angoisse, une lecture de circonstance. Il explique que l’angoisse, ce n’est pas la peur. L’hypocondriaque, dit-il, ne cesse de s’affoler tout le temps des moindres choses. Mais quand il y a un danger réel, quand une maladie effective est là, alors on arrête de fantasmer. On arrête de prendre l’imagination pour le réel. On a peur. Mais cette peur a des objets. L’angoisse n’a pas d’objet, elle est diffuse. Elle vient du dedans. La peur naît d’une menace dans la réalité avec laquelle il faut compter mais contre laquelle on peut lutter de façon aussi réelle et efficace que possible, comme le font aujourd’hui tous les soignants, tout le corps médical, et, finalement, une immense partie de la population.
Dans cette crise sanitaire que nous traversons, qu’est-ce qui nous unit (vous avez travaillé sur cette question dans un essai) ? L’empathie, la solidarité ?
Ce qui nous unit est quelque chose de fondamental qui porte plusieurs noms. Chez Rousseau, cela s’appelle la pitié. Ce n’est pas l’apitoiement, mais le fait que nous ressentons directement le malheur et la peur des autres. Nous sommes chez nous en bonne santé, très protégés pour la plupart. Nous voyons des gens qui souffrent, qui sont malades, qui meurent en masse de façon incompréhensible ou sans raison apparente à cause de ce virus. Nous en éprouvons évidemment de l’émotion. C’est cela le lien humain fondamental. C’est le fait que nous partageons des peurs, des émotions, des solidarités. Lorsque nous avons le sentiment que des semblables, même inconnus, sont en danger de mort, nous nous portons à leur secours sans réfléchir. Ce n’est pas une histoire d’argument, de démonstration. C’est un lien humain de solidarité, de sursaut, pour aider les autres.
Paradoxalement, cette crise qui nous rassemble ne peut-elle pas aussi nous éloigner en révélant nos égoïsmes, nos instincts primaires ?
Bien évidement. Mais c’est toujours à double face. Les êtres humains, comme la plupart des réalités ou des idées auxquelles nous sommes confrontés, ont une face claire et une face sombre. Les deux sont en tension et en lutte. Il y a effectivement, en ce moment, de façon manifeste et très importante, des signes d’empathie, de solidarité, de fraternité. Et puis il y a des gens qui veulent profiter de cette période pour mener des opérations lucratives sur internet, des opérations de "hacking" ou qui répandent des "fake-news". Il y a ceux qui préfèrent tirer la couverture à eux. Mais on constate cela dans toutes les situations de crise aiguë, de tension. La réalité est toujours comme ça. Cela ne veut pas dire qu’il faut se résigner au côté sombre des comportements. Mais on n’est pas angélique. Il faut savoir qu’il y a toujours, en nous et entre nous, de la solidarité et du combat, de la guerre et de la paix, de l’amitié et de la lutte.
"Nous sommes en guerre" répète Emmanuel Macron. Ce n’est pas une guerre contre une armée mais contre un ennemi invisible : la mort. N’y a-t-il pas un paradoxe entre l’emploi de ce terme et le fait que l’on ne va pas tomber les armes à la main, mais peut-être dans la solitude d’un Ehpad ou d’une chambre d’hôpital ?
C’est une chose terrible. J’ai signé, avec des médecins et des intellectuels, une tribune dans le journal Le Monde pour appeler à la mobilisation pour les Ehpad. Bien sûr, il y a une question de moyens qu’il faut tout de suite essayer de mettre en œuvre et, dans la mesure du possible, la multiplication des masques pour les soignants, des tests précoces pour les résidents, etc. Mais il faut aussi mettre en œuvre, autant que faire se peut, une multitude de liens, y compris numériques, qui peuvent permettre aux personnes âgées, vulnérables, exposées, peut-être déjà contaminées, de parler à leurs proches.
Là, il y a une grande cruauté de cette épidémie qui accroît la souffrance par l’absence de présence, par la solitude, par le confinement et l’isolement. Il faut réfléchir plus intensément à ce lien entre nous qui est à la fois un lien de présence et un lien de parole. Ce qui est insupportable, plus encore que la solitude ou la souffrance, c’est l’indifférence d’un certain nombre de gens, heureusement minoritaires. On voit se développer chez certains, envers les Ehpad, une attitude qui est, permettez-moi de le dire ainsi, "tu peux crever parce que tu n’as plus l’âge de vivre" ! Et ça, même si c’est très minoritaire, c’est un signe de barbarie absolument insupportable.
En Inde, le Mahâbhârata nous rappelle ceci : "Chaque jour, la mort frappe autour de nous et nous vivons comme si nous étions des vivants immortels". Cette épidémie nous oblige-t-elle à prendre conscience que nous sommes mortels ?
La singularité profonde de l’être humain est à la fois d’avoir une vie finie et de le savoir. Mais tout en le sachant, il pense à autre chose. Il pose cette idée sous le tapis. Montaigne et d’autres philosophes ne cessent de nous rappeler qu’il faut avoir cette idée de notre propre finitude en tête. Montaigne a cette formule : "Il faut avoir le goût de la mort en bouche" pour mieux apprécier le goût des choses, de la vie. Il ne s’agit pas de macérer dans une sorte de mortification désolée. Mais cette présence renouvelée du danger de notre mort peut nous permettre de saisir notre finitude, notre fragilité, et, du coup, non seulement de renforcer nos systèmes sanitaires, nos hôpitaux, mais aussi, philosophiquement, de nous replacer dans le présent vivant, tout en sachant que ce présent vivant est destiné à se terminer.
Dans votre essai Et si Platon revenait…, vous imaginez le philosophe grec contempler notre monde contemporain. Et vous expliquez, alors que nous bénéficions du savoir, de la communication, d’un accès aux biens traces aux écrans, que Platon dénoncerait notre asservissement aux écrans qui nous sont pourtant utiles aujourd’hui. Pourquoi ?
Les écrans nous sont très utiles car ils nous permettent de nous informer, de parler, de nous rencontrer. Ces écrans omniprésents sont absolument utiles mais, eux aussi, à double face. Ils ont, eux aussi, une face claire qui est le lien, la communication, l’entraide, l’information... et une face sombre en ce sens qu’ils nous infligent une sorte de captation permanente de l’attention.
Il ne faut pas avoir peur de la rupture que nous imposent le confinement et la solitude. Il ne faut pas avoir peur de s’ennuyer, comme disait Paul Valéry. L’ennui, c’est la vie toute nue. L’existence, quand elle se regarde, est toujours un peu ennuyeuse. Et si on traverse ce temps d’ennui, il me semble qu’il y a plein de choses dont il est porteur. Il ne faut pas avoir peur de s’ennuyer avec cette idée que, dans cet ennui, il y a des choses fécondes qui fermentent et qui ressortent le lendemain, qu’on est train de trouver une idée nouvelle qui a cheminé dans l’ennui.
On nous dit que rien ne sera plus comme avant après cette crise. Or nous avons, depuis des siècles, traversé des épidémies, des révolutions, des guerres mondiales, plus récemment la chute du mur de Berlin, les attentats du 11 septembre, etc. Peut-on dire que tout change en permanence ?
Je me méfie des formules radicales ou excessives. Bien sûr, je crois qu’il y a une sorte de tsunami mental qui nous submerge en ce moment. On a le sentiment que tout change. Mais qu’est-ce qui change prioritairement et qui va changer radicalement dans ce tout ? Personne ne le sait. En tout cas, je me refuse à prophétiser quoi que ce soit.
J’ai le sentiment que nous avons à vivre au jour le jour, et heure par heure, des choses difficiles. Et probablement de plus en plus difficiles pendant un certain temps. Tout cela aura un impact, sans doute profond. Mais sur quoi exactement ? Pendant combien de temps ? Durablement ou temporairement ? Il me semble que l’affirmer aujourd’hui serait téméraire et très probablement démenti par la suite des événements.
Texte glané par Jean
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