Leconte de Lisle
Le manchy
Sous un nuage frais de claire mousseline,
Tous les dimanches au matin,
Tu venais à la ville en manchy de rotin,
Par les rampes de la colline.
La cloche de l'église alertement tintait ;
Le vent de mer berçait les cannes ;
Comme une grêle d'or, aux pointes de savanes,
Le feu du soleil crépitait.
Le bracelet aux poings, l'anneau sur la cheville
Et le mouchoir jaune en chignons,
Deux Telingas portaient, assidus compagnons,
Ton lit aux nattes manille.
Ployant leur jarret maigre et nerveux, et chantant,
Souples dans leurs tuniques blanches,
Le bambou sur l'épaule et les mains sur les hanches,
Ils allaient le long de l'étang.
Le long de la chaussée et des varangues basses
Où les vieux créoles fumaient,
Par les groupes joyeux des noirs, ils s'animaient
Aux bruits des bobres madécasses.
Dans l'air léger flottait l'odeur des tamarins ;
Sur les houles illuminées
Au large, les oiseaux, en d'immenses traînées,
Plongeaient dans les brouillards marins.
Et tandis que ton pied, sorti de la babouche,
Pendait, rose, au bord du manchy,
A l'ombre des Bois-Noirs touffus et du Letchi
Aux fruits moins pourprés que ta bouche ;
Tandis qu'un papillon, les deux ailes en fleur,
Teinté d'azur et d'écarlate,
Se posait par instants sur ta peau délicate
En y laissant de sa couleur ;
On voyait, au travers du rideau de batiste
Tes boucles dorer l'oreiller,
Et, sous leurs cils mi-clos, feignant de sommeiller,
Tes beaux yeux de sombre améthyste.
Tu t'en venais ainsi, par ces matins si douc,
De la montagne à la grand'messe,
Dans ta grâce naïve et ta rose jeunesse,
Au pas rythmé de tes hindous.
Maintenant, dans le sable aride de nos grèves,
Sous les chiendents, au bruit des mers,
Tu reposes parmi les morts qui me sont chers,
O charme de mes premiers rêves !
Charles-Marie Leconte de Lisle (1818-1894)
Auguste Lacaussade
A l'île natale
Ô terre des palmiers, pays d’Eléonore,
Qu’emplissent de leurs chants la mer et les oiseaux !
Île des bengalis, des brises, de l’aurore !
Lotus immaculé sortant du bleu des eaux !
Svelte et suave enfant de la forte nature,
Toi qui sur les contours de ta nudité pure,
Libre, laisses rouler au vent ta chevelure,
Vierge et belle aujourd’hui comme Ève à son réveil ;
Muse natale, muse au radieux sourire,
Toi qui dans tes beautés, jeune, m’appris à lire,
A toi mes chants ! A toi mes hymnes et ma lyre,
Ô terre où je naquis ! Ô terre du soleil !
Auguste Lacaussade (Poèmes et Paysages)
Etienne Azema
Inspirations
(Extrait)
Sur des sommets nouveaux allez, volez, poètes !
Du Pinde assez longtemps les antiques retraites
Des accords de la lyre ont répété le bruit.
Venez et préludez sous le ciel des tropiques,
Chantez et son azur et ses reflets magiques
Et sa brise et sa nuit.
Ici tout est parfum ; dans les champs, sur les grèves
Tout est mystère, amour, émotions ou rêves,
Et murmures d'en haut par les vents soupirés.
Les rochers ont des voix, les forêts ont une âme,
Et les soleils couchants des couronnes de flamme
Pour vos fronts inspirés.
Ici, planant au haut des montagnes sauvages,
Amante tout à tour des sablonneux rivages
Et des palmiers en butte aux fougueux ouragans,
La muse, aigle hardi, se pose sur les cimes,
Dans les rocs crevassés et près des noirs abîmes
Creusés par les volcans.
A vous ces pics géants que le brouillard assiège,
Dont le front resplendit de glaces et de neige,
Tandis qu'à leurs flancs verts la fleur brille en tout temps
A vous les cocotiers aux palmes rayonnantes,
Le palmiste élancé, les cascades brillantes
Et l'éternel printemps.
Au bruit de l'Océan mêlez votre harmonie.
Son horizon sans bornes agrandit le génie.
Sur la face des eaux marche l'esprit de Dieu.
Chantez, soit que la mer jette un son monotone,
Soit que dans la tourmente elle écume et bouillonne
Sous un ciel tout en feu.
Escaladez les monts dont les sombres entrailles
Rendent des bruits pareils au canon des batailles,
Quand mugit oppressé l'effroyable Géant,
Allez, trempez vos vers, abreuvez vos pensées
Dans les laves de feu qui roulent élancées
De l'abîme béant.
Avez-vous parcouru ces mornes volcaniques,
Que n'abritent jamais les bois mélancoliques,
Et franchi les hauteurs de leur pic solennel ?
Vous entendez des bruits et des voix inconnues,
Mystérieux concerts des astres et des nues,
Soupirs tombés du ciel.
Peignez-nous l'Ouragan, lugubre météore,
Lorsque troublant les airs de sa clameur sonore
Il s'abat dans son vol sur les toits écrasés,
Roule du haut des monts les forêts qu'il enlève,
Bouleverse les mers et lance sur la grève
Les navires brisés.
Etienne Azéma
Eugène Dayot
Le mutilé
Vingt ans et mutilé !... voilà quelle est ma part;
Vingt ans... c'est l'âge où Dieu nous fait un cœur de flamme ;
C'est l'âge où notre ciel s'embellit d'un regard,
L'âge où mourir n'est rien pour un baiser de femme.
Et le sort m'a tout pris !... excepté mon cœur !
Mon cœur... à quoi sert-il ? ironique faveur !
C'est le feu qui révèle au nautonier qui sombre,
Le gouffre inévitable au sein de la nuit sombre ;
C'est la froide raison rendue à l'insensé :
Heureux s'il n'eût jamais pensé !
Mais ton amour est là, mon ange tutélaire,
Et mon cœur souffre moins, lorsque je dis : ma mère !
A ce large festin des élus d'ici-bas,
Qui me dira pourquoi je ne suis qu'un Lazare !
La vie est une fête où je ne m'assieds pas,
Et pourtant j'ai rêvé sa joyeuse fanfare !
La douleur m'a fait boire à sa coupe de fer ;
Jeune vieillard, j'ai bu tout ce qu'elle a d'amer.
O vous qui demandez si l'âme est immortelle,
Et ma part de bonheur,... dites!... où donc est-elle ?
Quoi ! Dieu nous mentirait, quand sa sainte équité
Nous promet l'immortalité !
Mais ton amour est là, mon ange tutélaire,
Et je ne puis douter, lorsque je dis : ma mère !
Toute existence ici s'échange par moitié,
Chaque âme peut trouver cette âme de son rêve ;
Moi, quand je crie : Amour, l'écho répond : Pitié !...
Et ce mot dans mon cœur s'enfonce comme un glaive
Quelle bouche de femme éteindra dans mon sein
Cette soif d'être aimé qui me brûle sans fin ?
Vivre seul dans la vie... Oh ! ce penser me tue !
Vivre seul... quand mon cœur est si riche d'amour.
Il vibre comme un glas dans mon âme abattue ;
C'est à ne plus aimer le jour !
Mais ton amour est là, mon ange tutélaire,
Et je veux vivre encor, lorsque je dis : ma mère !
Souvent, le front ridé de mes sombres ennuis,
J'ai voulu, dans la foule, être oublieux et vivre ;
J'ai voulu respirer, au sein des folles nuits,
Ces voluptés de bal dont le prestige enivre;
Imprudent que j'étais !... j'ai maudit leurs plaisirs !
Car je voyais glisser, dans leur valse en délire,
Ces vierges que le ciel enfanta d'un sourire ;
Je les voyais; et nulle, en passant près de moi,
Ne disait d'un regard : à toi !
Mais ton amour est là, mon ange tutélaire,
Et je ne maudis plus, lorsque je dis : ma mère !
Oh ! vous ne savez pas, vous qui vivez heureux,
Ce qu'un long désespoir peut jeter dans la vie !
Vous n'avez point senti ce moxa douloureux
Qui torture le cœur et qu'on nomme l'envie !
Quand un rêve d'amour vous suit au bal bruyant,
L'espérance du moins s'y montre en souriant ;
Mais moi, lorsque le bal a fini ses quadrilles,
Ai-je une fiancée, entre ces jeunes filles,
A qui je puisse dire en lui serrant la main :
Dieu m'a fait un bien doux destin !
Mais ton amour est là, mon ange tutélaire,
Et puis-je être envieux, lorsque je dis : ma mère !
Ah ! lorsque vers la tombe inclinera mon front,
Je n'aurai pas une âme à qui léguer mon âme ;
Arrivé seul au port où m'attend l'abandon,
Sans sourire, sans pleurs, je quitterai la rame.
Aucun enfant au seuil de mes jours éternels
Ne viendra recevoir mes adieux paternels !
Autour de mon chevet, à l'heure d'agonie,
Mes regards vainement chercheront une amie !
Et de moi, sur ce globe où je vins pour souffrir,
Plus rien... pas même un souvenir !
Mais ton amour est là, mon ange tutélaire,
Et si tu me survis, tu pleureras.... ma mère !
Eugène Dayot
Evariste de Parny
Le lendemain
(A Éléonore)
Enfin, ma chère Éléonore,
Tu l'as connu ce péché si charmant
Que tu craignais, même en le désirant ;
En le goûtant, tu le craignais encore.
Eh bien, dis-moi ; qu'a-t-il donc d'effrayant ?
Que laisse-t-il après lui dans ton âme ?
Un léger trouble, un tendre souvenir,
L'étonnement de sa nouvelle flamme,
Un doux regret, et surtout un désir.
Déjà la rose aux lis de ton visage
Mêle ses brillantes couleurs ;
Dans tes beaux yeux, à la pudeur sauvage
Succèdent les molles langueurs,
Qui de nos plaisirs enchanteurs
Sont à la fois la suite et le présage.
Déjà ton sein doucement agité,
Avec moins de timidité
Repousse la gaze légère
Qu'arrangea la main d'une mère,
Et que la main du tendre amour,
Moins discrète et plus familière,
Saura déranger à son tour.
Une agréable rêverie
Remplace enfin cet enjouement,
Cette piquante étourderie,
Qui désespéraient ton amant ;
Et ton âme plus attendrie
S'abandonne nonchalamment
Au délicieux sentiment
Ah ! Laissons nos tristes censeurs
Traiter de crime abominable
Le seul charme de nos douleurs,
Ce plaisir pur, dont un dieu favorable
Mit le germe dans tous les cœurs.
Ne crois pas à leur imposture ;
Leur zèle barbare et jaloux
Fait un outrage à la nature ;
Non, le crime n'est pas si doux.
Évariste de Forges de Parny (Poésies érotiques)
Jean Albany
Désir
Il souffle un orage dans l'air
Au loin j'entends la pluie glacée
Je sens frémir ma chair
Je te vois dans mes bras, pâmée
Tes pauvres jolis yeux disent le bonheur
D'une chaude caresse
Et tes mains mendient la promesse
De mon corps et de mon cœur
Ton corps capricieux gémit sous le poids
D'un désir mystérieux, attardé
Passager comme l'étrange clarté
D'une terre brûlée par un grand feu de joie
Ma chimère vacille facilement
Et désespère jusqu'au firmament.
Jean Albany
Léon Dierx
Ce soir
Comme à travers un triple et magique bandeau,
Ô nuit ! Ô solitude ! Ô silence ! - Mon âme
A travers vous, ce soir, près du foyer sans flamme,
Regarde par-delà les portes du tombeau.
Ce soir, plein de l'horreur d'un vaincu qu'on assaille,
Je sens les morts chéris surgir autour de moi.
Leurs yeux, comme pour lire au fond de mon effroi,
Luisent distinctement dans l'ombre qui tressaille.
Derrière moi, ce soir, quelqu'un est là, tout près.
Je sais qu'il me regarde, et je sens qu'il me frôle.
Quelle angoisse ! Il est là, derrière mon épaule.
Si je me retournais, à coup sûr je mourrais !
Du fond d'une autre vie, une voix très lointaine
Ce soir a dit mon nom, Ô terreur ! Et ce bruit
Que j'écoute - Ô silence ! Ô solitude ! Ô nuit ! -
Semble être né jadis, avec la race humaine !
Léon Dierx (Les lèvres closes)
Louis Ozoux
Saint-Gilles
Flots bleus et verts tachés des barques aux focs blancs
Qui montrez dolemment sur une grève blanche ;
Môle antique et noirci, dur éperon qui tranche,
Portant le grondement et l'écume à ses flancs.
Parmi des sables bas, un long et mol étang
Où le vieux cocotier se reflète et se penche ;
Où la Ravine exquise, en murmures, s'épanche,
Et qui flue à la mer, très lent, en serpentant.
Sous les arbres ombreux la route claire et douce
Que les grands filaos feutrent de paille rousse ;
Des jardins toujours frais d'aubergines et d'aulx ;
Et des collines d'or, diadème de l'anse
D'où les zébus gibbeux s'acheminent vers l'eau
Et qui montent par bonds jusqu'au Bénare immense.
Louis Ozoux (Poèmes réunionnais - 1939)