La légende du flamboyant
Il était une fois, au temps de l’esclavage à l’Île de La Réunion, sur le domaine d’une grande plantation de canne à sucre, vivaient deux jeunes esclaves. Songor était le fils d’un couple déraciné de Madagascar et Zélina, la fille d’un couple arraché du Mozambique. De plus, tous deux avaient été séparés de leur famille dès leur adolescence, le maitre de leurs parents les ayant vendus à un autre colon. Ils avaient des conditions de vie tellement inhumaines qu’ils décidèrent un jour de fuir la plantation et de se réfugier dans un îlet, au fin fond de la montagne.
Par une belle nuit d’été, alors que la lune s’était cachée derrière les nuages, Songor et Zélina se mirent en route après avoir pris mille précautions pour éviter les chiens de leur maitre. Lorsqu’ils eurent quitté les champs de canne à sucre, ils durent se frayer un chemin à travers une végétation extrêmement dense. Songor avait bien son sabre à canne mais pas question de l’utiliser, tout au moins au début de leur parcours, car ce serait laisser une trace aux redoutables chasseurs de noirs-marrons. Dans leurs bertels, outre le sabre à canne et quelques petits outils rudimentaires, ils avaient emporté une pierre à feu, des semences de maïs et de légumes divers, quelques boutures de manioc et d’autres plantes comestibles. Ils marchèrent pendant huit jours et autant de nuits avant de trouver un endroit où ils semblaient être en sécurité. Ils avaient les pieds ensanglantés malgré les bandes de goni qui leur servaient de chaussures. Leurs bras, leurs jambes, leur corps et leur visage étaient couverts de plaies. Ils étaient rompus de fatigue mais ils étaient libres !
Dans un premier temps ils vécurent dans une petite grotte et ils se nourrissaient essentiellement de petits gibiers de la forêt ainsi que de poissons de la rivière qui coulait à proximité. Puis, ils construisirent une paillotte et ils défrichèrent un lopin de terre destiné à recevoir les précieuses semences et les boutures préalablement enracinées. Parmi les semences, Songor trouva une petite graine qui lui avait été donnée par son père quand il était petit et qu’il avait gardé précieusement. Il creusa un petit trou à quelques mètres de la paillotte dans lequel il la déposa, avant de la recouvrir d’un peu de terre.
Les années passèrent et des enfants naquirent. La forêt, la rivière et leur petite exploitation agricole leur fournissaient de quoi vivre dans des conditions modestes mais satisfaisantes. La petite graine précieuse avait donné naissance à bel un arbre tout verdoyant.
Au cours de la cinquième année après leur installation, alors que Songor était à la chasse, il entendit au loin un bruissement étrange. Tout en se cachant, il progressa lentement en direction du bruit. Au bout d’une dizaine de minutes, replié derrière un fourré, il vit apparaître un couple de noirs accompagné de deux enfants. Méfiant, Songor resta caché pendant quelques minutes puis il se rendit à l’évidence : C’étaient bien évidemment des esclaves en fuite comme Zélina et lui l’avaient été quelques années auparavant. Il se montra. Les arrivants eurent un haut-le-corps. Ils semblaient prêts à s’enfuir dans la direction opposée. Le sourire de Songor fit tomber la brusque pression qui les étreignait. Songor les invita à venir s’installer dans sa clairière.
Rapidement une deuxième paillotte fut construire. Songor et Zélina se sentirent plus forts. Les années passèrent et la petite tribu se trouva bientôt forte d’une quinzaine de personnes.
Par un matin de décembre, au loin, des aboiements de chiens se firent entendre. Les chasseurs de noirs-marrons étaient là !
Songor rassembla tous les membres de la tribu, arma les adultes et les adolescents de sagaies et les emmena dans la petite caverne qui était cachée par de hautes herbes et située sur un promontoire. De là-haut, ils avaient une infime chance de pouvoir combattre avec leurs armes de jet contre des ennemis munis de fusils. Ils allaient sans doute tous mourir mais ils comptaient bien tuer un ou deux blancs pour l’honneur !
Les chasseurs de noirs-marrons, au nombre de six, entrèrent dans la clairière, prêts à tirer sur le premier noir à portée de vue. Ils s’avancèrent vers les paillottes.
Tout à coup, le petit arbre que Songor avait planté à côté de sa paillotte, qui avait bien grandi mais qui était resté jusqu’à ce jour entièrement vert, se mit à se couvrir de larmes de sang. Très rapidement, le sol fut tout couvert de rouge. Le vent se leva, l’arbre se mit à gémir et le ciel s’assombrit. Une sagaie, lancé par Songor se planta devant les pieds de celui qui semblait être le chef des hommes blancs. Ces derniers furent pris de frayeur. Le chef s’écria : « C’est de la sorcellerie, le diable est avec eux, fuyons !». Sur ces paroles, ils rebroussèrent chemin.
Les noirs-marrons attendirent un bon moment avant redescendre dans la clairière. Ce soir-là, ils se retrouvèrent tous autour de l’arbre flamboyant, sur un manteau de pétales rouge sang. En l’honneur de leur sauveur, ils se mirent à jouer du bobre et du kayamb et à danser le maloya.
C’est ainsi que naquit le premier flamboyant de l’île. Depuis, cet arbre est devenu un symbole de La Réunion, car le sang des blancs, celui des noirs et le sang mêlé des races qui la composent ont tous la même couleur, celle de ses pétales.
Jean BONERE